Yves Philippe de Francqueville, pirate des mots et philanalyste, présente en ligne le Cycle de l'Austrel, tome troisième : Comme une abeille hors de sa ruche… Tous droits réservés ©
Sibyl : - Depuis combien de jours ?
Depuis combien de siècles… n’es-tu pas venu me visiter ?
Yeph : - L’éternité te semble si longue, mon amie ?
Je suis passé te saluer voici moins d'un cycle…
Sibyl : - La solitude fait disparaître l’espace et le temps.
Le silence habille mon univers.
Yeph : - Qui est venu te voir avant moi, Sibyl ?
Sibyl : - Pol, Emma… et toi !
Vous seuls, hélas, trouvez la raison d'une rencontre...
Chris m'appelle…
Yeph : - Je sais...
Cependant beaucoup te savent vivante, à quelques pas de leur monde.
Sibyl : - Qui s’intéresse à une vieille femme ?
Mon corps devient défaut au plaisir.
J'ai un regard sur l'avenir si étroit… et mes souvenirs de l'histoire inquiète !
Mon présent n'a guère de sens.
Ah… tout cela ennuie !
Oh…
Tu es bien triste, Yeph.
Yeph : - Peut-être ?
Tu es ma consolatrice !
Cela sense notre rencontre…
Sibyl : - Non, pas seulement.
Je connais ta démarche.
Tu as certainement besoin de moi.
J'ai assurément besoin de toi.
Ta présence me permet un échange où je ne suis pas perdante.
Quelle est ta question ?
Yeph : - Quel est son coût, devrais-je te demander ?
Sibyl : - Je suis toujours aussi chère…
Comme tu sais les offrir sans compter, j'oserai te réclamer quelques heures de ta vie…[i]
Yeph : - Cela sera donné avec grand plaisir !
Le temps est la monnaie la plus précieuse, la plus rare de notre réalité.
J'évite de le perdre…
Alors…
Dis-moi ce qui conduit l’humain à s’oublier ?
Sibyl : - Belle ouverture au dialogue !
Est-ce la peur de l'échec, face à l'immensité des connaissances ?
Peut-être ?
Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux. Tu découvriras alors le divin qui te construit…
Oui.
La Pythie nous indiquait probablement la route [ii]!
Savoir qui nous sommes ?
Ou préférer ne pas savoir… et oublier, et s'oublier !
Ta question révèle une douloureuse solitude, mon ami.
Devenir soi-même implique une recherche continuelle de notre histoire à travers la rencontre humaine car nous sommes sensiblement des êtres politiques[iii].
Sans l'autre, nous n'existons peut-être pas… Sans l'autre, nous perdons certainement le fil du lien généalogique, et nous nous oublions… avant même d'être devenus.
Oh…
Voici que tu pleures…
Tu es affecté à ce point, par les amis tombés ces derniers jours ?
Yeph : - Non.
Non, pas vraiment, chère Sibyl.
Mes larmes expriment l'incompréhension…
Je suis perdu.
La mort est une réalité physique... Je la connais, je la fréquente : elle est ma compagne de chaque instant... alors que la vie m’est tellement inconnue...
Sibyl : - Comme moi, tu sembles condamné à vivre.
Yeph : - À vieillir aussi.
Seul…
Tout seul, comme toi.
Et je marche depuis l’aube, sans croiser un seul homme[iv].
Je suis pour beaucoup un monstre, un individu hors normalités, un étranger.
Sibyl : - C’est bien vrai.
Voilà le poids à porter pour découvrir ta propre existence.
Tu te veux joueur de la pluripossibilité, mais la grande machine des jeux semble détruite depuis si longtemps[v].
Ta potentialité dévoile ce grand puzzle de l'histoire et tu as compris que d'autres détenaient les morceaux manquants…
Les chercher implique la rencontre, mais tu te trouves confronté malgré toi à l'espace-temps.
Souvent ces pièces ne sont encore que dans l'esprit des individus hors normalités… et donner forme à la pensée exige une volonté, une audace ou un courage parfois insurmontable pour certains.
Arriveront-ils à les façonner, à les libérer de leur néant ?
Il y a le plaisir ou la nausée[vi] du jaillissement[vii] ou de l'attente stérile…
Le choix ou le non choix ?
L'art de donner naissance à l'art ?
Je perçois ta douleur devant l'impuissance à aider l'autre.
Oui, comment l'inviter à naître de lui-même, à le voir devenir lui-même ?
Deviens ce que tu es[viii]… Ce n'est pas si simple pour toi… Alors, l'expliquer à l'autre ?
Et tous ces êtres croisés ? Ceux dont tu me parles si souvent...
N’as-tu plus aucun espoir aujourd’hui, de les voir naître un jour ?
Yeph : - Ils sont si loin...
Sibyl : - Bien sûr !
Des millénaires — des années lumières — vous séparent.
Tu dois être patient, Yeph.
Tu dois être beaucoup plus patient et surtout confiant.
Le jeu en vaut la chandelle…
Continue à marcher dans le désert…
Cultive-le aussi !
Yeph : - Pourquoi ?
La Rumeur m'a beaucoup affaibli.
Mon esprit reste très lourdement chargé de nombreuses inquiétudes qui me minent et m'épuisent.
Mes jours sont incertains.
Mes nuits sont si longues…
Je suis trop faible.
Sibyl : - Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort[ix]…
Tu n'as pas été tué !
Tu n'es pas mort…
Yeph : - La mort, la mort ?
De quelle mort parles-tu ?
De la tienne qui s'annonce ?
La mort physique est moins douloureuse que la mort sociale…
Sibyl : - Tu es vivant…
Yeph : - Non.
Je suis seul.
La folie me guette.
L'humain n'existe pas sans l'autre.
Tu as souvent su me l'expliquer.
Où se trouve ma force dans la solitude ?
Quel sens donner au quotidien ?
Personne ne me comprend maintenant…
Sibyl : - Je suis là.
Yeph : - Oui… bien entendu.
Tu es le précieux fil d'or qui me relie à la raison.
La mort provoquée me tente si souvent…
Le désir qui me presse de partir… de quitter ce monde inique, est tenace !
Je vais rester près de toi.
Au moins, me sentirai-je utile encore quelques cycles ?
Sibyl : - Ah…
Cher Yeph, tu es si généreux.
J'aime ta délicatesse…
Cependant, ta place n'est pas ici.
Comme tu le sais, j'ai bientôt achevé mon voyage.
Je suis prête à partir.
Pour toi, j'ai repoussé bien souvent le départ… me souvenant de quelques histoires à te conter : des excuses arrangées avec la grande faucheuse.
Mon heure approche… il me faut disparaître de cet univers, pour briller au firmament !
Yeph : - Oh non…
Chère Sibyl…
J'angoisse ce moment où tu ne seras plus là, si près de moi.
Que serais-je sans toi ?
J'ai tant à apprendre encore.
Tu es ma source vive !
Sibyl : - Merci très cher…
Tu dois accueillir ma mort comme une page d'écriture qui s'achève…
À toi d'en inventer la suite.
J'ai besoin maintenant de libérer mon âme de cette écorce qui se fait étroite.
Comme Charly, le soir s'annonce où je serai lumière…
Alors, va donc bel enfant… rejoins-les…
Ose de nouveau la rencontre auprès de celles et ceux qui te réclament.
Ils sont fort exigeants et ne savent guère donner encore, mais le temps fera qu'un matin, ils regorgeront de fruits…
Je t'ai connu comme eux…
Yeph : - Oh, ils sont bons avec moi, ils savent agir avec gentillesse, mais l'amour n'est plus.
Je ne suis qu'un étranger.
Sibyl…
J'ai été effacé de ce monde…
Il y a eu la Rumeur…
Peux-tu le comprendre ?
Sibyl : - Dois-tu rester la victime qui se lamente ?
Tu fais ainsi le jeu d'Érik et de ses juges !
Yeph : - Me venger ?
Sibyl : - Alors prépare deux tombes : une pour lui et une pour toi… puisque tu souhaites vraiment mourir [x] !
Yeph : - Oui…
J'ai eu le droit à mon histoire… je pense être prêt… comme toi !
C'est pour les autres que je m'insurge : la mort sans un vécu m’est insupportable.
Sais-tu que Ghils, Luc, Marc et bien d’autres ne sont plus ?
Certains avaient un potentiel impressionnant.
Je ne peux pas saisir l'absurde qui conduit l'univers.
Pourquoi ces êtres précieux qui dévoilaient enfin la beauté de notre nature, sont-ils morts avant d'avoir donné le meilleur d'eux-mêmes ?
J'ai à peine eu le plaisir de les aimer…
Pourquoi se sont-ils aussi vite effacés de notre espace - temps ?
Ah, j'enrage !
Alors que tant de parasites et de vermines polluent mon horizon.
Oui…
Je déteste la triste réalité de mon quotidien.
Sako, Phil et compagnie sont maintenant de super petits chefs avides de gloire.
Ils rivalisent de concert avec Érik, pour la plus haute marche de leur pyramide en carton-pâte.
Ces sauveurs sont tous assoiffés du pouvoir et de sang frais… pour le bonheur de l’humanité !
Sibyl : - Le bonheur !
Combien meurent en son nom, sans même en percevoir l’idée ?
Yeph : - Quel en serait le sens à tes yeux, Sibyl ?
Sibyl : - Encore une question difficile…
Je devrais te demander mille ans de ta vie, pour essayer de t'en donner la réponse !
Yeph : - J'ai l'éternité devant moi… et je te l'offre avec… bonheur ?
Avec toi, l'ennui s'éloigne.
Sibyl : - Tu es un amour, mon cher Yeph…
Ah, le bonheur…
Comment le définir ?
Je crois qu’il n’est pas un état…
Peut-être une mesure ?
Oui… ce serait en fait une échelle du plaisir que l’humain se voit capable de transmettre.
Yeph : - Donc — contrairement à ce que pense Érik — le bonheur n’est pas un but, une finalité, mais un outil...
Sibyl : - Pas même...
J’y vois une mesure !
Si nous imaginons la vie comme une quête, le moyen serait le plaisir, et la mesure : le bonheur.
Yeph : - Et la souffrance ?
Sibyl : - C’est l’opposé de la joie, c'est l'antithèse du plaisir… C'est un obstacle à l'évolution du bonheur.
En aucun cas, la souffrance ne peut donner naissance à la vie, à l'amour, au beau… puisqu’elle conduit à affaiblir le degré de bonheur...
Yeph : - Tu me disais pourtant que ce qui ne tuait pas rendait plus fort !
Tu sembles te contredire…
La souffrance n’est-elle pas une condition du bonheur, pour celui qui le cherche ?
Sibyl : - Explique-moi pourquoi ?
Yeph : - Oui…
Toi qui es femme, ne portes-tu pas la vie, par cette matrice qui nous manque… à nous les hommes ?
Sibyl : - Bien sûr que si, et malgré mon grand âge, je garde la mémoire de mon cycle — mes lunes — comme le plus beau des cadeaux de la vie !
Yeph : - C'est là où je ne te comprends pas…
L'accouchement dans la douleur existait, avant que l'Austrel ne décide d'interdire — soi-disant pour votre confort — cette manière naturelle de donner naissance…
Si des femmes comme Emma revendiquent alors — au nom de la liberté — le droit de donner la vie à un enfant… en acceptant de souffrir par amour, il y a bien un sens positif à la douleur ?
Sibyl : - Petit d'homme… les "grands singes" qui nous gouvernent sont merveilleusement attentionnés pour nous protéger de nous-mêmes, et les lois sur les femmes sont généralement pensées par des hommes… pour nous offrir le “meilleur”. Et du conseil à la recommandation l'on arrive très vite à l'interdit… parce que c'est pour notre bien.
Il y a un domaine que le “masculin” ne comprendra jamais, c'est l'univers de la femme…
J'ai toujours été dans une incompréhension totale devant toutes ces femmes allant visiter un homme gynécologue pour un conseil ou un soin…
Il fallait que cela cesse…
Nous n’avons pas su voir les dangers d’un endormissement progressif.
C’est nous — femmes — qui sommes responsables.
Nous avons enduré trop de souffrances et de résignations au nom du sacrifice. Devant les devoirs que nous nous sommes imposés, l’ère du confort nous a affaiblies.
Et cela a des conséquences sur vous, les hommes.
Nous, les femmes, aurions dû nous réveiller avant que les dernières lois de l'Austrel ne nous achèvent !
Yeph : - Là, tu y vas un peu fort…
Sibyl : - Malheureusement non.
La femme disparaît peu à peu de cet univers.
Tout d'abord pour des raisons de quota, puis par sa dévalorisation acceptée puisque reconnue !
Yeph : - Reconnue ?
Sibyl : - Oui…
Avant la Chalystime, beaucoup de femmes trouvaient finalement normal d'être soumises et obéissantes à l'homme, accueillant leur infériorité légiférée par les institutions politiques et religieuses.
Il y avait aussi des ultra révoltées — elles s'appelaient les féministes — qui prônaient la supériorité par la violence ou l'absurde et le ridicule, rendant la situation encore plus complexe…
Yeph : - Cela aurait dû vous aider pourtant ?
Sibyl : - Non…
Tu peux en discuter avec Emma… Elle t'expliquera que le féminisme est encore une affaire d'hommes !
Alors pour continuer ma démonstration, sur le fait que la douleur ne donne pas du plaisir… sache qu'entre ces deux extrêmes — des femmes voilées aux chiennes de garde — il y a eu la foule des silencieuses… qui se sont laissées enfermer dans un aquoibonisme dramatique, à accepter le conseil, à obéir à l'obligation pour finir par se soumettre à l'interdit.
Et aujourd'hui nous sommes dans cette situation critique…
Ah, Yeph…
Une femme est au-delà d'une simple matrice.
Elle a aussi sa capacité créatrice, ce qui la distingue de l'animalité…
Cependant, cette réalité procréatrice qui nous est maintenant interdite dans la Cité est à revisiter aujourd'hui dans sa merveille !
Pourquoi dire que la femme accouche dans la souffrance ?
J'ai assisté à la mise bas de beaucoup d'animaux, et je puis t'assurer que la vie apparaît généralement sans douleur apparente. Beaucoup d’énergie, de force vive… mais lorsque tout se passe bien, il n’y a pas d’effort destructeur.
Tu as — mon cher Yeph — en mémoire inscrite au plus profond de tes gènes, cette phrase désespérante :
« Femme tu enfanteras dans la douleur ».
Libère-toi de cette sentence.
C'est la punition d'un dieu de passage qui devait nous jalouser terriblement !
Et quelle douleur ?
À quelle douleur nous condamne-t-il, ce dieu masculin dont nous sommes encore sous le joug ?
C'est là que se trouve notre intégrité à restaurer : nous, les femmes avons accepté la soumission à une autorité masculine qui nous fait payer notre état de “reine”.
Oui, nous sommes par notre nature la raison d'être d'une société animale, au regard (pour vous les hommes) de votre inutilité singulière, dans la ruche.
Il y a “les abeilles” et il y a “la reine”.
Alors, depuis des millénaires, les hommes nous font payer cette puissance procréatrice en nous interdisant la force créatrice.
Nous fûmes longtemps limitées à notre nature animale, étant bonnes à perpétuer la race.
La force des tyrans fut de nous culpabiliser, pour nous rendre méprisantes, en nous désignant comme coupables de la plupart des maux …
Surtout du plus terrible…
Yeph : - La mort ?
Sibyl : - Et oui…
En donnant naissance, nous étions porteuses de mort.
Et voilà la souffrance annoncée…
Coupables !
Toutes coupables !
Et c'est ainsi que vous les hommes, avez massacré notre être, car lorsque l'esprit et le cœur battent la chamade, le corps parle… crie… souffre !
Hélas, cette angoisse de mettre au monde un enfant qui va mourir un jour… nous torture l'esprit pour nous entraîner dans des douleurs terribles… psychologiques, affectives et physiques.
Me comprends-tu, petit d’homme ?
Donner la vie est une grâce, une merveille, et… cela devrait être naturellement un plaisir.
Oui, cela demande bien entendu de la volonté, du courage, de l’audace et même de la folie…
Cela exige évidemment de l'énergie et des forces vives, mais lorsque la femme est en harmonie dans son esprit et dans son cœur, l'enfantement sera vécu dans un corps en paix qui ne sera pas douleur !
C'était les hommes qui souffraient et qui s'inquiétaient pendant les accouchements, craignant toujours davantage pour la vie de “leur” petit…
Alors au fil des siècles, la femme a été de moins en moins considérée comme “reine” et elle fut de plus en plus rabaissée au rang de l’abeille ouvrière, hors le court espace-temps de sa capacité à procréer.
On l'a voulue l'égale de l'homme… puis inférieure : elle n'a donc plus de raison d'être !
En perdant le sens de leurs matrices, les femmes sont de plus en plus stériles et logiquement — ou plutôt naturellement — disparaissent…
Et la race humaine est appelée à s'éteindre !
Yeph : - Oh, comme je comprends maintenant…
Je te présente mes excuses sincères face à mon ignorance.
Il me fallait cette dispute pour saisir tout cela.
Emma m'aide déjà beaucoup à m'expliquer ce qui émane de l'être féminin, pourtant cette fois, la leçon est anthologique.
Je comprends que la souffrance inhérente à l’accouchement était l’une des conditions du pouvoir de l’homme sur la femme, pour annoncer sa puissance.
La femme accouchant souffrait et haïssait…
Son psychisme générait le bien-être masculin par rebonds.
Désormais que tout est ouaté…
J'ai pris acte de la naissance…
J'ai aussi d'autres questions sur ce que certains nomment la résilience…
Ne crois-tu pas que certains êtres, par les souffrances reçues, deviennent plus forts, plus vrais, plus épris de joie et de désirs... et sont ainsi rayonnants, afin de voir leur bonheur croître ?
Sibyl : - Non, petit amour !
Non, surtout pas...
Je ne crois pas honnête le concept de résilience[xi]…
Les ténèbres sont les ténèbres… pas de lumière qui puisse poindre dans l'obscurité du malheur.
C’est comme si tu pensais que le mal pouvait engendrer le bien…
Pourrais-tu imaginer que la violence ou la guerre, donnerait un jour la paix ?
Non !
Eh bien, à mes yeux, la souffrance ne saurait en aucun cas donner la joie.
Peut-être offre-t-elle une pseudo-jouissance pour les êtres encore incapables de comprendre l'amour humain… ceux qui stagnent dans leur animalité ?
La souffrance peut aussi parfois se présenter comme un confort, une sécurité chez les faibles qui se l’accaparent... Oui, dans l'inquiétude d'une douleur plus grande, certains se complaisent au milieu du malheur.
Ce fut bien le lot de ces réfugiés dans les sanatoriums ghettos…
Parqués comme du bétail, ils ont attendu lâchement la lumière dans le plus profond des ténèbres… et c'est la mort qui est venue les faucher !
Il faut lutter, lutter, lutter pour restaurer son intégrité !
Face à la douleur, la souffrance et l'injustice… la volonté, le courage et l'audace sont des armes puissantes pour reconquérir la vie.
Oui, aussi, lorsqu'une souffrance est vaincue, gagnée et non subie... si elle est transfigurée par amour, c’est différent : lorsque l’humain s’est relevé d’une épreuve, il peut être alors plus fort, plus vrai, plus beau, pour transmettre des joies nouvellement créées et ainsi, parfois, accéder à la vie.
Yeph : - La souffrance place l’être seul face à lui-même.
Se libérer de la douleur éveille à la vie.
Ce que tu me dis est magnifique d'espérance, mais peut-on y arriver sans aide ?
Tout seul… à quoi bon tenter…
Sibyl : - Hors de la caverne de nos malheurs… le soleil brille !
Quelques pas suffisent parfois pour s'inviter à la rencontre…
Là, entouré d'êtres aimés, le bonheur devient vite signe de confiance !
Yeph : - Hélas, beaucoup meurent enchaînés, en n’ayant jamais pris conscience du vivant...
Sibyl : - De génération en génération, des branches donnent des branches et occasionnellement des fruits…
Sois attentif : certains s’éveillent.
Quelques heures d’attentes répétées, un ou deux millénaires?
Encore quatre jours ?
Un sourire… et tout prend sens.
Laisse le temps au temps.
Lorsqu’il ne sera plus esclave de sa propre illusion, l’être humain commencera à jaillir de lui-même.
Tout le monde souffre à des degrés divers…
Il faut prendre le risque d’égratigner son ego.
Yeph : - Tu penses que nous ne pourrions naître qu’en sortant de l’espace-temps ?
Sibyl : - Non, pas nécessairement…
Que veux-tu faire en-dehors de l’espace et du temps ?
Vivre dans un rêve chaque jour différent ?
Tu en reviendras bien vite !
Évite de t'enfermer dans des schémas monolithiques !
L'usage du « ne/que » m'est insupportable.
Tente de dépasser tes certitudes et les négations qui t'ont façonné trop de murs.
Il y a des portes de vie à retrouver, ou même à dessiner.
Toi comme tes proches, vous êtes en devenir.
Tu te crois hors de la caverne, alors que tu n'en es pas encore sorti.
Quelques grands feux éclairent ta nuit, mais ils sont encore l'œuvre des hommes.
La lumière du soleil brillera lorsque vous ne serez plus assujettis à vos angoisses de hontes… à la peur qui enferme.
Le temps est une des grandes forces de la peur.
Yeph : - La peur.
Sibyl : - C’est le mal.
C’est le grand obstacle.
Et le confort est son meilleur allié pour nous endormir.
Yeph : - Le mal ?
Cela fait longtemps que ce terme n’existe plus en moi.
Je le considère comme le jouet de tous les pouvoirs politiques et religieux…
Je gère mon existence par-delà le bien et le mal[xii]…
Sibyl : - En restant figé ?
Ceux qui vivent par-delà le bien et le mal sans agir sont comme des morts-vivants.
Le tout est d’agir, ou plutôt, de co-agir, pour le meilleur en esquivant le pire.
L’absence d’échange est bien ce que tu appelles la mort sociale.
Le sens que je donne au mal est quelque peu différent de celui utilisé pour garder les êtres enchaînés dans l'ignorance.
Tu peux aussi le nommer « le rien » ou « le néant ».
Le mal est la projection destructrice de notre illusion.
Le mal est l'absurde… le vide… la maladresse… par l'impossibilité d'agir dans la quête de l'amour humain…
Oui…
Alors que l'amour est le jaillissement constructeur de notre réalité[xiii] !
Parce que tu as la chance d’être un vivant en devenir…
Puisque tu as osé vouloir sortir de la Caverne… sans en prendre conscience encore, c’est une nouvelle étape qui t’attend.
Aie confiance en ces êtres chrysalides.
Sois patient pour eux…
Ne sois pas orgueilleux : toi-même, petit homme, tu n'es pas encore papillon !
Il faut savoir mourir et renaître mille fois comme le phénix, afin d'espérer entrer dans la vie…
Tu dois prendre conscience que chaque matin s'offre à toi le premier jour de ta vie.
Continue à te construire en les aimant — ces enfants merveilleux — afin de les inviter un jour à découvrir avec toi la lumière du monde.
Tu seras mille fois gagnant dans le jeu de cette étrange aventure !
Yeph : - Merci, merci de tes paroles ouvertes qui m'enrichissent.
Je ne dois pas me croire arrivé…
Que sais-je en effet à ce jour de ma vie ?
Rien[xiv]…
Je comprends cependant qu'il ne faut pas tricher avec soi-même ou se laisser berner par les complaintes des autorités religieuses ou politiques qui nous invitent à prendre un mal pour un bien… pour notre bonheur futur.
Oui, tu as certainement raison…
Alors tu m'invites à reprendre la route… à te laisser seule, dans l'angoisse de ne pas te retrouver à mon prochain passage ?
Mon égoïsme est certain… je ne veux pas te laisser…
J'ai tant besoin de toi !
Rester ici m'assure de plus un confort rassurant !
Cela me semble fort difficile de croiser le meilleur en ces jours sombres !
Je suis las.
Si las…
Sibyl : - Un peu de courage, Yeph…
Retrouve ta vaillance, ton ardeur !
Où est-il ce chevalier qui rêvait d'un monde meilleur[xv] ?
Va retrouver Tomas.
Yeph : - Il est mort.
Sibyl : - Sois honnête.
Yeph : - Je le suis.
Tomas — cette complémentarité de ma gémellité — n’est plus, depuis le Grand Jour et la Rumeur.
Ils l’ont assassiné pour m’affaiblir.
Bien qu’il n'ait plus la greffe seconde, je n’ai retrouvé qu’une piètre enveloppe charnelle.
L’Archyeur semble avoir réussi à supprimer tous nos liens de son esprit et de son cœur.
Il est de plus en plus froid, calculateur et cynique.
Nous nous sommes tant aimés…
Sibyl : - Et tu l’aimes toujours !
Tous ses sentiments peuvent certainement lui revenir tôt ou tard ?
Yeph : - C’est hélas peu probable.
Il a vécu la même mort sociale que moi, mais en pire — car son corps physique aussi a été attaqué.
Désormais Tomas se consume petit à petit, par une dégénérescence cérébrale.
Je n’ai que lui.
Il reste près de moi, attentif…
Et pourtant ?
À quoi bon, s’il n’arrive plus à éprouver un quelconque sentiment ?
Sibyl : - Peut-être a-t-il peur aussi ?
Tu n'es pas facile à vivre…
Il revient de si loin, d’un monde matériel, sans âme.
Tu lui as probablement trop demandé en une seule fois.
Réveille en lui, tout doucement, le cœur… si l’esprit est blessé !
Comment un homme en chemin arriverait parfois à saisir tes exigences ?
La suppression de la greffe l’a transformé en machine neutralisée par la chimie.
Il a tout à réapprendre.
Il se souvient parfois, mais il ne sent plus rien, sinon le rejet de cette greffe qu’il ne trouve plus en lui.
Il est perdu et tu ne l’aides pas en agissant aussi durement.
Yeph : - S’il est moi, si je suis lui.
Je ne supporte pas le médiocre.
Lui en demandais-je trop ?
Faudrait-il céder à la complaisance sous le prétexte qu'il est malade ou encore… parce qu’il est mon frère[xvi] ?
J'aurais l'impression de me mentir.
Sibyl : - N'aie pas peur d'avancer doucement… crains seulement de t'arrêter, si tu n'as pas la volonté de reprendre la route après un temps de repos.
Attends-le ?
Aide-le davantage ?
Donne-lui la possibilité de te rejoindre ?
Yeph : - Dois-je encore y croire ?
Si Tomas accueille mes sentiments, il sera de nouveau prisonnier du temps.
Je ne pense pas qu’il accepte d’être aimé, alors affaibli et diminué.
Vainqueur malgré tout de la greffe, il baigne dans une toute-puissance confortable de grand malade, qui ne l’incite plus à communiquer avec ceux qui n’ont pas été victimes des mêmes attaques.
Je pense qu’il perçoit davantage l’esclavage d'une compassion sympathique, à la liberté… face à l’amour proposé.
Il préfère discrètement voir sa fin s’annoncer.
L’Archyeur et le Centre ont su m’achever ainsi.
Après la Rumeur, perdre Tomas !
Pourquoi tant de haine ?
Disparaître aux yeux de tous, n'était pas suffisant : ils ont brisé aussi ce bel amour.
Sans Tomas, je ne suis qu’un errant dans ce monde où aucune réalité ne me permet de me retrouver.
Sibyl : - Encore ce « ne/que » dans ta bouche…
Que sais-tu de demain pour désespérer aujourd’hui sur l’à venir ?
Il te faut patienter…
Et espérer…
Attendre encore alors.
Peut-être ?
Tu le sais, il n’y a pas de second amour…
Soit la distance est surmontée, vous vous retrouvez et l’histoire se poursuit plus vraie, plus belle…
Soit le principe initial est brisé… alors le niveau de ce qui peut être donné à l’autre se réduit à l’aune de la raison.
S’il disparaît, tu dois croire en un après Tomas.
Cependant, ne cherche jamais à le remplacer.
Tu as aimé un être unique, carrefour de pluripossibilités : il n’y a qu’un seul Tomas.
Va donc demander à Verlaine de se trouver un second Rimbaud ?
Pour autant, et tu le sais, tu es invité à surmonter les schémas conventionnels de l’histoire de la littérature dans laquelle tu t’enfermes peut-être un peu trop…
Sauras-tu dépasser Verlaine et beaucoup d’autres cas semblables ?
Évite surtout de jouer dans les fantasmes…
Oui !
Alors d’autres portes similaires sauront s’ouvrir.
Quoi qu’il en soit, réveille en toi l'être de désirs…
Tu es en droit de provoquer des rencontres nouvelles sans trahir cet amour blessé !
Yeph : - Ah…
Ce n’est pas si simple.
Pour le moment, mon esprit n’est pas vraiment libéré de cette grande souffrance : les espoirs détruits du passé.
Nous nous étions tout donné et tout promis avant le Grand Jour : nous pensions avoir la capacité de conquérir tous deux l'univers.
Nous sommes encore liés par un jeu n’ayant malheureusement que deux issues : je le laisse maître de tout puisqu’il est libre de me donner sens en m’aimant ; ou la mort s’annonce, si cela lui plaît ainsi, pour être affranchi de notre alliance.
Il sait, bien entendu, que je puis de même agir ainsi et l’achever en me détruisant !
Comme son cerveau est affecté, le plaisir se trouve faussé : nous ne pouvons nous rejoindre.
Pourquoi tricher ?
Pour le moment, je n’ai guère d’énergie pour des aventures nouvelles.
Je souhaite aussi prendre soin de moi.
Sibyl : - Hélas, je n’ai guère de solutions à te proposer.
Comment agir en effet, lorsqu’il y a destruction partielle du cerveau ?
Tu as raison de souffler un peu avant de poursuivre ta route vers d’autres univers…
Cependant, à trop vouloir te retrouver, tu risques de ne plus savoir aimer l’autre.
Je pense que l’amour est plus fort que la liberté puisqu’il l’engendre.
Yeph : - L’amour ?
Sibyl : - Oui, tu le devines…
Tu la connais cette force extraordinaire, d’une puissance incommensurable.
Elle dépasse ou supplée le corps et la raison.
Si tu reconstruis la confiance en toi, si tu oses sortir du temps et de l’espace, peut-être auras-tu la joie de rejoindre Tomas par le cœur, pour le laisser enfin partir ?
Alors, tout reprendrait sens !
Maintenant, il y a d’autres êtres dans cet univers qui méritent réellement ton amour.
Comme cette demoiselle dont me parlait Pol ?
Cette Ivan…
Yeph : - Ivan…
Ah…
J’aimerais tant.
Nous sommes si éloignés…
Que puis-je lui offrir ?
Qu'a-t-elle à gagner à ma rencontre ?
Sibyl : - Reprends donc confiance en toi.
Relève cette maxime : je désire être désiré par l'être que je désire[xvii]…
Parfois, nous avons davantage à gagner dans la relation limitée au plaisir de construire, ou de reconstruire l’autre. Souvent, ce texte, ou ce prétexte, s’avère suffisant.
C’est la dimension du défi qu’on se donne à soi-même qui nous invite à senser notre quotidien.
Yeph : - C'est une idée saine… oser s'ouvrir à l'espérance…
Aller à la conquête de nouvelles amours…
Aimer, ma chère Sibyl… Aimer encore…
Comprendre l'humain de tout son cœur, de toute son âme, de tout son cœur…
Mais pourquoi ?
Le temps sépare toujours ceux qui s'aiment[xviii] !
Chris — lui — devant le corps de Ghils, doit-il se réjouir de cette passion l’ayant conduit à l'absurde ?
Même hors de notre temporalité, à quoi bon ?
Pourquoi Ghils est-il mort ?
Sibyl : - Pourquoi est-il né ?
Yeph : - De même…
Voilà ma vaine quête.
Je cherche la raison de notre vie corporelle liée à l’espace-temps, alors que mon âme s’ennuie à mourir !
Sibyl : - Éveille ton cœur !
Peut-être Ghils est-il né pour une seule et unique chose : t’empêcher de mourir trop tôt !
Que sommes-nous devant l’éternité et l’infini du cosmos ?
Intéresse-toi davantage à l’amour humain…
Yeph : - L’amour humain, c’est ce que j’ai coutume de nommer la philanalyse…
Sibyl : - Oui.
Regarde autour de toi ce qui tient l’humain debout et aide-le à comprendre qu’il existe.
Libère-le de la peur.
La peur entraîne ses armées farouches que sont la haine, la vengeance, la soif de pouvoir, le regret, la culpabilité, l’envie d’être autre ou d’être l’autre.
Yeph : - L’illusion de la vie ?
Je comprends mieux.
La peur est bien ce que tu nommes le mal…
Sibyl : - Bien entendu !
Hélas.
L’homme n’est rien qu’un piètre organisme mû par une animalité banale, lorsqu’il oublie la place du cœur dans sa construction.
Toi, tu apprends dans la solitude cette dure réalité qui ne saurait être ta raison d’exister ici-bas.
Ton rayonnement libérera peut-être la force vive de celles et ceux que tu croiseras alors !
Yeph : - Offre-moi donc une ère nouvelle afin de continuer ma route et retrouver Tomas, puis tant d’autres, si tu dis vrai?
Sibyl : - Tu es en droit de façonner ta propre réalité.
Use de ta volonté, de ton audace… de ta folie !
Je suis à tes côtés.
Je ne puis que te regarder construire, si tu le souhaites, me réjouir alors… ou pleurer, parfois, devant le choix du désastre.
Va retrouver tous ceux qui n’espèrent plus, malgré leur potentiel étonnant.
Yeph : - J’aimerais mourir et retrouver Tomas[xix].
L’IMAGE
I
Sois patiente, attends-moi ! Je serai du voyage.
Reste silencieuse, attentive à nos vies :
Compagne de toujours, tu sais, au fil de l’âge,
Nous prendre ou nous surprendre aux époques choisies.
Tu es une compagne ouvrant le grand passage
Au vieillard avisé du jour enfin venu ;
Comme à l’enfant serein qui comprend le message
Et s’offre à ton appel, en l'ayant reconnu.
II
Le soir souvent m’invite à suivre ton sillage
Où je rêverai seul à l’abri des jours gris
D’un séjour en ton monde, avec ou sans nuage.
Ta présence me plaît, je ne suis point surpris
Par ton souffle discret sur un beau paysage :
Un vent glacial, ô Mort, au cœur de l’insensé.
Brise légère, aurore, un printemps chez le sage !
Je commence à t’aimer et parfois j’ai pensé
Donner sens à ton rôle, adopter ton visage
Et t’attendre à mon tour avant d’être lancé
Vers ce lointain promis dans lequel on s’engage.
Yeph : - Pourquoi dois-je sans cesse éveiller, réveiller, consoler et soigner des êtres finalement pour la plupart stériles et sans gratitude, toujours faibles et lâches, à l’écoute du dernier puissant venu ?
Ils sont incapables de penser par eux-mêmes.
Je suis las de me retrouver seul à l’issue de chaque combat.
Sibyl : - C’est ton sort à ce jour.
Combattre est déjà une défaite !
La guerre est vaine…
Tu dois maintenant apprendre à lutter.
L'exemple et l'exemplarité peuvent leur permettre de s'éveiller.
Tu es trop loin d’eux.
Laisse-les arriver !
Ma fervente prière est que tu apprennes à bâtir une nouvelle confiance.
Tu as eu l’audace de te lever parmi tous ces rampants, tu as déjà eu le courage d’avancer à travers bien des déserts de solitude.
Et maintenant alors, es-tu vraiment mis au sol par K.-O. ?
Érik était-il plus fort que toi ?
Mais regarde-le…
Réveille-toi !
Une épreuve, un malheur… le désastre de la Rumeur, et te voilà prêt à tout abandonner ?
Non.
De grâce, réveille-toi !
Relève-toi !
Retrouve la volonté pour tenir dans la tempête, jusqu’à la prochaine île[i]…
L’homme saurait être un roseau pensant. Il plie parfois, mais ne rompt pas toujours.[ii]
Avec un peu de folie, de l’amour et de l’humour, tu seras heureux.
Le bonheur retrouvera sa place dans tes jours et tes nuits.
Tu donneras encore de la joie, de l'amour…
La vie !
Je crois que ton existence est belle, très belle.
Yeph : - Je suis très seul.
Sibyl : - Non.
Non.
Yeph…
Apaise ton âme : viens écouter les étoiles.
Yves Philippe de Francqueville, pirate des mots et philanalyste, présente en ligne le Cycle de l'Austrel, tome troisième : Comme une abeille hors de sa ruche… Tous droits réservés ©
Auteur : Yves Philippe de Francqueville